Ce sera un clavier azertyuiop et tout autour une chambre. Il y aura des gestes, non loin, qu’on déduira des sons entendus, à chaque mouvement son fracas son silence. On pourra leur faire écho, s’animer en miroir jusqu’à épuisement de toutes les positions possibles.On pourra s’user, éroder ainsi nos frasques.

Sauras-tu te taire ?

Mais, mieux, labourer du mot. On fera glisser dix doigts sur le clavier, tout autour les regards de l’aimé(e) qui essaiera d’attraper un mot deux, par dessus l’épaule. Par dessus on entendra une voix qui murmurera : laisse-moi voir ou laisse-moi prendre tombe. Tout de même on se croira discret, la chambre ne sera jamais un lieu de grand passage, pas d’attroupements et sur le mur, seule, une reproduction d’un tableau quelconque.

Sauras-tu peindre de ces gens l'embouteillage ?

Triste, l’aimé(e) saura prendre la posture même du tableau, saigner, devenir peinture qui s’écoule ; on lui dira durcis, deviens croûte. Cela fait, on passera du dégoût à l’apaisement.
On soufflera.
Les mêmes doigts même clavier nous feront atterrir sur notre messagerie et de là ouvrir un mail le lire y penser le supprimer. Sous les paupières des traces de lettres, peut-être quelques mots resteront, ceux qui compteront. L’hébétude on la grisera, soudoiera, qu’elle nous laisse nous remémorer le principal, nous affermir.
Ce sera un message comme celui-ci.

On saura déchiffrer, les traits déjà enténébrés par l’appréhension,, le manque de temps. Deux heures seulement pour étirer des failles, y glisser de nous. Ce sera trop peu pour une préparation convenable, et faire de dérisoires trajets à toute allure : se munir du livre A la recherche du, le feuilleter et surtout chercher sur le net les occurrences du mot « mur » chez Proust.
Cela répondra à tels mots : au travail chacun. Du travail vitesse et approximation. Comme démolir trop rapidement de belles fondations, ce qu’on fera.

On samplera Proust précipitamment.

Sauras-tu échantillonner tous les visages croisés ?

On revendiquera sampler plutôt que citer puisqu’il s’agira de ne rien figer, s’agira de casser l’architecture, accoler des phrases initialement espacées dans le texte, surtout : glisser partout nos propres mots ; faire dérangement. En littérature en musique, on y fera entrer les mêmes bousculades, accrochages. Combien heurter des phrases cimentées nous ravira.

On arrivera à peu, par manque de temps (déjà signalé), par manque d’expérience : ce ne sera que notre troisième soirée Sampler Proust. Il nous faudra des pistes et des plans, on sera de même des hommes ordonnés. On dira à l’aimé(e) quitte la chambre, laisse du silence en partant. Il / Elle rangera ses injures, ordre alphabétique, les scellera et nous donnera du blanc, un peu plus de blanc sur les murs.
Enfin seul.

Sauras-tu déguerpir sans rognoner ?

La chambre sera plus grande à présent, lieu des hommes vifs, aspirant un peu de fougue par une fenêtre entr’ouverte. Fougue du monde, dehors, de son bruyant va-et-vient, de ses éclairs.
On aura des feuillets un crayon dans la main droite. Il faudra noter des fragments, des miettes, et qui mieux que nous pour jouer aux artistes d’ornement ? Pour capter des bribes et en faire un fouillis nommé prose ?
On saura toujours dorloter certains mots, se les approprier, comme ils font bien et beau.
Prose, y travailler encore de longues minutes, sur la face des déformations très laides, on sera chacun un homme enchevêtré.

A l’heure convenue ce sera maladie invention sur maladie fiction, infiniment. Des douleurs au ventre et maux de tête, je ne veux pas y aller. Patiemment, la peur tricotera à même notre corps. Maille à l’endroit à l’envers : envie de vomir et je frissonne. Oui, trembler sans même s’y forcer, on saura.
Mais on ira.

Bande murée on tiendra fort à ce lieu neutre et trop bien éclairé : une salle louée. Il y aura peut-être dix peut-être douze personnes et nous aurons chacun nos plaies propres, qui ses vieilles tournures qui ses cheveux tombés et qui ses doigts laminés par des machines. La peau, grappe de croûtes pour certains. Sampler Proust leur paraîtra si simple à côté des produits chimiques à manier ou enfants à chérir.
Les tables seront disposées en demi-cercle pour tous se voir, on se verra. Chacun aura sa figure attentive, son feuillet entre les doigts et son gros livre près de lui. Certains l’ayant posé avec précaution, d’autres négligemment : on prend soin de soi de ses livres, à l’identique – dira un homme encore débout, le seul.

On pourra commencer, à peine manquera-t-il deux personnes depuis la première séance.
On leur trouvera des excuses :

- la première, trop triste de ses échecs certainement, samples hors-sujet ou bancals
- la deuxième, venue avec ce livre , la honte, la honte surgissant alors de ses gestes soudainement raccourcis puis gestes disparus

On sera là, bien pas bien, contentriste, qui le saura ? On se satisfera des nuances, campant dans la tiédeur.
L’un après l’autre réciter notre texte, celui crée selon les critères. Par exemple celui-ci, très court :

c’est ainsi que j’aurais dû vivre, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre mes formes en elles-mêmes précieuses comme ce petit pan de mur jaune. j’aurais dû m’y échiner alors que, dehors, le soleil enflammait cet interminable mur, brisait ses angles, les miens aussi. dehors les fiacres engourdis me frôlaient, je restais encore, le cœur palpitant, à écouter le mur qui restait muet et je m'assoupissais dans les larmes. bientôt le mur me dit naïvement : «Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi». j’étais chez moi, au milieu de ces bruits, de ces accrochages et bribes de mots laissées sur les pavés. c’était comme si ce mur me cachait en partie, me séparait du reste du monde, m’étreignant trop fort. j’ai vu se détacher mes yeux noirs. j’ai vu, ici, reflet rose du soir sur le mur, donnant le mirage de la profondeur. mais tout était mince, simple cloison, un monde à plat.

Il y aura des voix blanches et des tons sûrs, des gravats dans la gorge et des parois bien lisses. Il y aura telle personne ayant vraiment du mal à réciter, butant sur tant de mots.

Sauras-tu insérer Proust en toi sans bafouiller ?

Les lumières éteintes, ce sera son tour. Après la séance elle rentrera chez elle, des pas de personne mal assurée, une démarche comme ses dires. Elle aura le plan de sa chambre dans sa tête, le lit est là, on pourra y plonger. Devant chez elle, deux personnes patienteront.
Elle pleurera devant des phrases machinales :
tu devrais analphabète apprendre à lire tu devrais éliminée maintenant te nimber de regrets

Elle verra noir.

Le sauras-tu qu’au pied du mur on voit le mur on voit les mains qui l’ont détruit ?